Dubaï, jusqu'à quand une oasis pour les narcos européens ?
Longtemps, comme tout le gratin des narcotrafiquants européens, Sean McGovern, haut-gradé du cartel irlandais des Kinahan, et Faissal Taghi, fils du cerveau présumé de la "Mocro Maffia" néerlandaise, ont écumé hôtels de luxe et restaurants chics de Dubaï en toute impunité.
Jusqu'à leur arrestation ces derniers mois, dans l'émirat pourtant considéré comme un havre de paix pour ces barons de la drogue.
Depuis des années le territoire de 35 km2 constitue une base arrière idéale pour gérer trafics et blanchiment sans grand risque d’être extradé faute de coopération judiciaire satisfaisante, selon enquêteurs et magistrats européens interviewés par l'AFP.
Les commanditaires de trafic de drogue ne sont plus basés au Havre, Anvers ou Rotterdam (principaux ports d'entrée de la cocaïne en France, en Belgique, aux Pays-Bas) : Dubaï est "devenu un centre de coordination à distance" où résident des membres hauts placés des gangs, décrivait l'organisation intergouvernementale de police criminelle Europol en avril.
"Les narcos peuvent s'y installer en famille, blanchir leur argent par des systèmes bancaires occultes et l'achat de voitures extrêmement chères ou de biens immobiliers. Là-bas, jusqu'à présent, il n'y a pas de règlements de compte et ils peuvent se retrouver avec l'ensemble des narcotrafiquants du monde et continuer à discuter affaires", résume une source judiciaire française.
Mais, début octobre, Sean McGovern, 38 ans "un des Irlandais les plus recherchés" selon Interpol, y a été interpellé en vue d'une extradition. Ce haut-responsable présumé du cartel des Kinahan est soupçonné de meurtre et de "diriger une organisation criminelle".
En juillet, c'est le Néerlandais Faissal Taghi, 24 ans, fils du chef présumé de la "Mocro Maffia", d'origine marocaine installée aux Pays-Bas, qui était arrêté à Dubaï. Il a été extradé pour trafic, blanchiment et préparation de crimes, selon le bureau néerlandais des procureurs. Son père, le redoutable Ridouan Taghi, a été condamné en février à Amsterdam à la prison à perpétuité.
Extradé également en mars, Nordin El Hajjioui, Belge d'origine marocaine considéré comme un des principaux barons de la drogue à Anvers.
Le vent commence-t-il à tourner pour les narcos après des années au chaud sous le soleil et les gratte-ciels de Dubaï ?
"Les Émirats arabes unis sont déterminés à travailler avec tous leurs partenaires internationaux pour perturber et décourager toutes les formes de financement illicite à l'échelle mondiale", a récemment affirmé à l'AFP une source au sein des autorités émiraties.
- "Train de vie fastueux" -
Dubaï, hub du commerce mondial carrefour au Moyen-Orient entre l'Europe et l'Asie, avec un des aéroports les plus fréquentés au monde, un port à l'activité des plus intenses, ses influenceurs et ses chefs mafieux.
Cela a commencé il y a une dizaine d'années quand "certaines cibles prioritaires européennes s'y sont installées", selon un magistrat français spécialisé.
De l'Irlandais Daniel Kinahan, 47 ans, chef présumé du cartel transnational du même nom accusé de trafic de drogue et de blanchiment par les Etats-Unis qui ont mis sa tête à prix, à l'Espagnol Alejandro Salgado Vega, alias "El Tigre", 46 ans, qualifié par Madrid de plus gros trafiquant espagnol de cocaïne, en passant par des dizaines de Français.
"Ils ne s'y cachent pas, ni comme réfugiés ni avec de faux papiers. Ils vivent une vie luxueuse aux yeux de tous, en toute impunité", résume pour l'AFP l'Espagnol Francisco Torres, chef de l'unité d'élite de la Guardia Civil chargée des enquêtes sur le crime organisé.
Exemple, le Franco-Algérien Abdelkader Bouguettaia, alias "Bibi", 37 ans, objet d'une notice rouge (demande d'arrestation) émise par Interpol, qui a quitté il y a cinq ans le port du Havre pour Dubaï.
Il y a occupé jusqu'ici avec sa compagne deux appartements dans les hauts étages d'un immeuble cossu de la marina, à quelques centaines de mètres de l'île de Palm Jumeirah, selon un extrait d'interrogatoire d'un ancien proche consulté par l'AFP.
Selon cette source, Bouguettaia, propriétaire de voitures de luxe, une Audi blanche et une Mercedes gris mat, est un habitué des bars à chicha, piscines d'hôtels luxueux dans la marina ou restaurants chics comme le Nusr-Et Steakhouse du chef turc Nusret Gokce.
Déjà condamné en son absence à neuf ans de prison en France en 2023 pour l'importation d'un container renfermant 599 kilos de cocaïne intercepté à Anvers, il est soupçonné d'être "l'organisateur" de l'importation de 2,5 tonnes de cocaïne qui devaient être livrées au Havre.
Même "train de vie fastueux" pour le Français Tarik Kerbouci, alias "Bison", cible de l'Office antistupéfiants français (Ofast).
L'homme de 39 ans, recherché pour son implication dans la livraison de 3,3 tonnes de cocaïne dans un port italien en partance pour Marseille (sud de la France), accumule "maison de standing, montres et voitures de luxe, bateaux, investissements", selon un mis en cause dans ce dossier consulté par l'AFP.
"Bison" s'est même fait à Dubaï un nom dans les courses automobiles avec un titre de vice-champion de la Gulf Radical Cup en 2021. Des vidéos le montrent foncer au volant d'une Radical SR3 XXR jaune fluo à plus de 200 km/h dans les virages d'un circuit émirati.
- Trafics à distance -
Loin de la criminalité hyperviolente qui gangrène aujourd'hui les grands ports européens, ces narcotrafiquants peuvent gérer leur trafic en toute sécurité à Dubaï, une des villes les plus sûres au monde, relèvent enquêteurs et magistrats européens interrogés par l'AFP.
"Des organisations vont monter un coup (...) à Dubaï et ne plus se retrouver après", explique un expert de la lutte anti-blanchiment basé aux Emirats. "Ils traînent à l’hôtel Five de Palm Jumeirah, où il y a beaucoup de prostitution, au café de Paris, dans les bars à chicha sur la marina."
En 2022 l'opération "Desert Light" avait confirmé l'existence d'un "super-cartel" à Dubaï où six "barons de la drogue" liés à la France, aux Pays-Bas, à l'Espagne s'étaient alliés pour contrôler environ un tiers du commerce de la cocaïne en Europe, selon Europol.
Abdelkader Bouguettaia y a longtemps coordonné l'importation de tonnes de cocaïne au Havre.
Un de ses collaborateurs présumés explique le modus opérandi, lors d'un interrogatoire dans le cadre d'une autre affaire dont l'AFP a pu lire le procès-verbal.
Bouguettaia est associé avec un haut responsable de la distribution de cocaïne aux Pays-Bas, il gère la "réception de la marchandise" au Havre, à Paris, Anvers, dit-il. Dans le port français, "Bibi a plein de travailleurs, des dockers, des gens de la sécurité portuaire. Il les paye."
Commanditées à distance par téléphone, les méthodes sont violentes, poursuit ce témoin: l’envoi de photos de membres de sa famille sans autre message, celui d’hommes de main quand il répond trop lentement à un message ou qu’il refuse une mission.
- "En cash" -
Dans le riche émirat du Golfe, considéré comme un paradis fiscal, les criminels trouvent sur place de quoi se débarrasser de l'argent sale difficile à écouler en Europe.
"L'épicentre mondial du blanchiment d'argent s'est largement déplacé vers Dubaï et Hong Kong", relevait en août le Centre for the Study of Corruption (basé au Royaume-Uni).
A Dubaï, les narcotrafiquants viennent "créer une société de conciergerie de voiture de luxe" ou principalement "investir dans l'immobilier", selon le spécialiste de la lutte antiblanchiment aux Emirats. "Un immeuble s'y vend en 15 minutes".
Avec sa fiscalité avantageuse, le régime monarchique de 3,5 millions d'habitants dont 90% d'expatriés vit depuis plusieurs années une frénésie immobilière avec gratte-ciels, villas ultra-sécurisées, îles artificielles de luxe.
Dans les quartiers les plus huppés, les propriétés s'arrachent à plus de dix millions d'euros: Dubaï, moins riche en pétrole que Abou Dhabi la capitale des EAU, a enregistré des transactions record de plus de 132 milliards d'euros en 2022 en hausse de plus de 76% sur un an, selon les autorités.
Tarik Kerbouci serait ainsi "agent immobilier à Dubaï" selon son beau-père, détaille une source judiciaire.
Il y possède au moins un appartement et une villa dans les quartiers d'Al-Barsha et d'Al-Hebiah valant plus de 1,2 million d'euros, selon les données obtenues par le Center for Advanced Defense Studies (C4ADS, basé à Washington) après une fuite d'informations sur des centaines de milliers de propriétés et leurs propriétaires à Dubaï entre 2020 et 2022.
Selon l'Ofast, "les cibles d'intérêt prioritaire (...) sont propriétaires d'un patrimoine mobilier et immobilier de plus de 10 millions d'euros".
Les trafiquants peuvent dépenser leur cash à Dubaï pour investir dans la pierre grâce à la "hawala", un système ancestral de compensation financière basé sur la confiance et plus difficile à tracer que des virements bancaires.
"C'est un lieu attractif pour les fraudeurs fiscaux car Dubaï, qui vit notamment grâce à l'immobilier, n'est pas regardant sur les gens qui ne paient pas d'impôt. Et c'est un pays où on peut tout payer en cash et facilement", dit un spécialiste français des procédures d'extradition.
Le C4ADS a pu établir que Daniel Kinahan et son épouse Caoimhe Robinson possédaient plusieurs propriétés dont au moins: un vaste bureau dans un complexe près de Palm Jumeirah d'une valeur de 270.000 euros; deux propriétés l'une d'une valeur de 4,4 millions d'euros, l'autre de 6 millions d'euros à Al Thanayha Fourth dans les Emirates Hills qui sera revendue le double selon le Irish Times.
Personne n'a été inquiété plus que ça.
- "Absurde" -
Ces dernières années, les organisations criminelles ont migré aux Emirats pour échapper aux traités d'extradition des pays européens, relevait en octobre la ministre irlandaise de la Justice Helen McEntee. Et en cas de convention bilatérale, pour profiter de la lourdeur des procédures.
Interpellé à Dubaï en juillet 2022, Kerbouci a été relâché après 40 jours, le délai de réception de la demande d'extradition en bonne et due forme ayant été dépassé.
Même scénario pour "El Tigre" interpellé en 2022 et qui, selon son avocat, vit en liberté à Dubaï. Ou pour Bouguettaia, arrêté en octobre 2023 et remis en liberté en janvier dernier.
Une convention d'extradition entre les Emirats et la France a été signée en 2007, avec l'Espagne en 2009, avec la Belgique et les Pays-Bas en 2021.
Mais seule une poignée de narcotrafiquants a été extradée.
"Nous avons identifié une trentaine de cibles prioritaires (...) à Dubaï. Aucun de ces trafiquants n'a été extradé, quand bien même certains ont été arrêtés", regrettait en janvier Jean-Noël Bonnieu, sous-directeur Moyen-Orient au Quai d'Orsay devant le Sénat.
Vers la Belgique, seuls quatre narcotrafiquants ont été extradés depuis 2021 sur une vingtaine de cibles, selon les chiffres officiels.
Les autorités françaises évoquent le "rigorisme extrême de la partie émiratie dans l'interprétation des pièces à transmettre et des délais".
Pour Francisco Torres de la Guardia Civil, certaines exigences sont "absurdes", "impossible à respecter", comme le fait de devoir envoyer tous les documents originaux ou que chaque page doive être signée par le juge.
- Exode ? -
Cette année quelques pas ont été faits pour améliorer la coopération judiciaire.
Un magistrat de liaison français rompu aux dossiers de la criminalité organisée s'est installé au printemps à Abou Dhabi. En octobre, la Belgique a chargé un magistrat d’une mission de coopération pénale avec les EAU.
Le même mois, un traité d'extradition était signé entre les Emirats et l'Irlande, une "étape importante" pour le vice-Premier ministre irlandais Micheal Martin.
Depuis, le Franco-algérien Bouguettaia a été de nouveau arrêté et attend une décision concernant son extradition, a appris l'AFP de source proche du dossier. Même sort pour l'un des principaux narcotrafiquants belges Othman El Ballouti, que la Belgique réclame depuis des années, selon une source judiciaire belge.
Les EAU ont commencé à montrer patte blanche après avoir été placés en 2022 sur la "liste grise" du Groupe d'action financière (Gafi) - ce qui peut avoir un impact négatif sur les investissements.
Une surveillance renforcée qu'ils ont pu quitter en février dernier grâce à "des mesures substantielles pour améliorer les systèmes de sécurité en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme", selon Raja Kumar ex-patron du Gafi.
Mais, souffle une source judiciaire française, Dubaï, qui a attiré de nombreux hommes d'affaires russes fuyant l'impact des sanctions après l'invasion en Ukraine, n'a jamais saisi "aucun bien pour le compte d'aucune autorité étrangère".
L'exode aurait-il néanmoins commencé ? "Avec toute l'attention portée sur Dubaï comme un havre de paix pour les criminels, les regards se tournent déjà vers la Turquie comme possible nouveau centre d'activités criminelles internationales", affirme une source judiciaire néerlandaise.
"Certains gros bonnets pensent à des zones de repli au Maghreb, en Indonésie ou à Bali", selon une source française spécialisée dans la lutte contre le blanchiment.
Comme le Français Tarik Kerbouci, "en fuite actuellement", probablement dans un autre pays du Moyen-Orient ou en Afrique du Nord sous une fausse identité, selon des sources européennes proches du dossier.
publié le 16 décembre à 05h43, AFP