France

Six ans après le drame rue d'Aubagne, le logement indigne en procès à Marseille

  • Des milliers de Marseillais manifestent pour réclamer
    ©MIGUEL MEDINA, AFP - Des milliers de Marseillais manifestent pour réclamer "justice, vérité" et des logements "pour tous" le 3 novembre 2024
  • Des milliers de Marseillais manifestent pour réclamer
    ©MIGUEL MEDINA, AFP - Liliana Lalonde, la mère de Julien, l'une des victimes des effondrements de la rue d'Aubagne, manifeste à Marseille le 3 novembre 2024

Six ans après la mort de huit personnes dans l'effondrement de deux immeubles, rue d'Aubagne, au coeur de Marseille, c'est le grand procès du logement indigne qui s'ouvrira jeudi dans la cité phocéenne, toujours rongée par ce fléau après des décennies d'indifférence.

Signe du traumatisme toujours palpable, le président du tribunal correctionnel de Marseille a demandé que les photos des huit victimes soient exposées durant les six semaines d'audiences, jusqu'au 18 décembre.

Sur le banc des prévenus, dans une salle dédiée aux procès "hors norme", tous les maillons de la chaîne du logement seront représentés: plusieurs copropriétaires, cités à comparaître par certaines des 87 parties civiles mais aussi un syndic, un expert, un bailleur social, et jusqu'à l'adjoint au maire de l'époque en charge de la police des immeubles en péril, Julien Ruas, renvoyés devant la justice après une longue enquête.

Seize prévenus au total, qui risquent pour certains jusqu'à dix ans de prison.

Le drame du 5 novembre 2018 avait mis en lumière l'inaction de la municipalité de l'époque comme une forme d'indifférence globale: "l'état du bâti ancien du centre-ville était dans un tel état de dégradation depuis de nombreuses années que tout un chacun avait pris l'habitude d'y être confronté quotidiennement", ont ainsi souligné les juges d'instruction.

Les manifestations massives qui ont suivi ont sans doute joué un rôle dans la défaite de la droite aux municipales 2020, après un quart de siècle de règne de Jean-Claude Gaudin (LR), décédé en mai.

Mais son ombre planera sur les débats, lui dont l'équipe avait d'abord mis le drame sur le compte des pluies persistantes de cet automne 2018. Mais ces effondrements ont bien été "le reflet dramatique et paroxystique d'une accumulation de dysfonctionnements", a conclu l'enquête.

- Fissures béantes -

Pour le maire actuel de Marseille, Benoît Payan (divers gauche) "les victimes de ce drame ne sont pas mortes de la pluie, du hasard ou du destin". "Les effondrements de la rue d'Aubagne s'inscrivent dans une longue histoire de négligences, d'incurie et d'abandon", a-t-il insisté dans une tribune publiée lundi sur les réseaux sociaux.

Les locataires du 65 rue d'Aubagne avaient bien vu les signes avant-coureurs de la catastrophe.

Le 14 octobre, Sophie Dorbeaux signale ainsi au syndic une grosse fissure dans le hall d'entrée. La veille du drame, le 4 novembre, elle a du mal à ouvrir la porte de son appartement: elle part dormir chez ses parents, ce qui la sauvera.

Juste après 09H00, le 5 novembre, Fabien Lavieille appelle sa mère, pour lui dire que sa porte est coincée et qu'il ne peut plus sortir de chez lui. A 09H07, il est emporté avec son immeuble, écroulé comme un château de sable.

Le matin même du 5 novembre, juste avant de sortir, à 08H52, pour aller voir le syndic, un autre locataire réalise une vidéo glaçante. Les fissures sont béantes, et on entend des coups, sans doute ceux qui, comme Fabien, essayaient vainement de débloquer leur porte.

Sous les gravats, huit morts. Un condensé de la diversité et des difficultés de Marseille, port d'accueil mais aussi ville pauvre, où les marchands de sommeil prospèrent sur la précarité.

Fabien Lavieille donc, alias "Fausto". Mais aussi Ouloume Said Hassani, mère de famille comorienne, qui venait de déposer son fils de 8 ans à l'école ; Simona Carpignano, jeune diplômée venue d'Italie, et son ami, Pape Magatte Niasse.

Au 2e étage, Taher Hedfi et Mohamed Chérif Zemar étaient hébergés par un autre locataire, qui venait de sortir acheter des cigarettes. Et Julien Lalonde, réceptionniste dans un hôtel, qui déboursait 480 euros par mois pour un appartement sans chauffage.

Et au 5e, Marie-Emmanuelle Blanc, artiste-verrière de 55 ans.

"Ici, c'est le monde, je voyage tout le temps", racontait Julien à sa mère. Liliana Lalonde constate toutefois, amère, que la rue d'Aubagne "n'a pas changé". "Elle a empiré" même, soupire-t-elle, malgré les efforts affichés de la nouvelle municipalité de gauche.

- "plus jamais" -

Pour la Fondation Abbé Pierre, partie civile, ce procès doit acter "tout ce qu'il ne faudra plus jamais faire" dans un pays où elle recense encore 600.000 taudis. Il faut "qu'on puisse comprendre comment, dans la deuxième ville de France, un immeuble s'effondre sur des habitants", insiste Francis Vernède, directeur régional de la fondation.

Qui est responsable ? Qui du syndic, des copropriétaires, de l'adjoint au maire, n'a pas fait ce qui lui incombait ? Comment le numéro 65 et le 63, son voisin inhabité, propriété d'un office HLM de la ville, se sont-ils écroulés subitement ?

Pour les juges d'instruction, le syndic du 65, le cabinet Liautard, a "failli à sa mission" ; Richard Carta, l'expert dépêché pour diagnostiquer cet immeuble le 18 octobre, a commis des "négligences" ; Marseille Habitat a laissé le numéro 63 tomber en "ruines" ; quant à Julien Ruas, il avait "renoncé à exercer ses pouvoirs de police administrative", dans une ville pourtant minée par 40.000 taudis.

Les peines prononcées seront-elles à la hauteur du choc provoqué par ce drame ? Dimanche, des milliers de Marseillais ont encore réclamé "justice et vérité".

La justice marseillaise n'hésite plus en tout cas à envoyer en prison des marchands de sommeil, comme cet ex-policier condamné en janvier à cinq ans de prison dont quatre ans ferme pour avoir loué une centaine de taudis à des personnes vulnérables.

publié le 4 novembre à 16h25, AFP

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