"Se reconnecter à nos milieux": les poissons d'eau douce de retour dans l'assiette
Longtemps, ils ont souffert d'une mauvaise image: trop moches, trop vaseux, trop communs. Mais face aux excès de la mondialisation, les truites, carpes et silures font leur retour, portés par des chefs passionnés qui militent pour une cuisine plus éthique et locale.
Chez Christophe Hay, à Blois, deux étoiles Michelin et huitième meilleur restaurant du monde selon La Liste, point de bar ni de turbot: des poissons de Loire méconnus exclusivement, capturés par un pêcheur local.
Aux côtés de la carpe à la Chambord, le silure est roi, poché, accompagné de sa "laitue Brune percheronne, cédrat, condiment césar".
"C'est magnifique comme poisson", s'enthousiasme le chef qui loue "une chair translucide" et "moelleuse". "Rôti en médaillon", "à l'armoricaine", comme la lotte, "fumé" ou en "belles longes, un peu comme le thon", les façons de le travailler sont multiples.
Classiques du grand théoricien de la cuisine française Auguste Escoffier, les poissons d'eau douce - dont la France compte 110 espèces - avaient perdu la cote.
- "Discipline" -
"Le local n'était plus trop à la mode", soupire M. Hay, issu d'une famille d'agriculteurs de région Centre. "On s'est retrouvé avec des bars et des dorades d'élevage qui venaient de n'importe où (...) alors qu'on avait des richesses autour de nous".
"Les gens sont allés chercher des poissons qui viennent de plus loin parce que ça arrive plus facilement", tranche la jeune cheffe Marie-Victorine Manoa, qui ouvre bientôt son établissement à Paris. "Aujourd'hui, on peut être en Bretagne et acheter du poisson qui vient de Rungis".
Originaire du lyonnais, celle qui a pêché, enfant, dans les étangs de la Dombes a découvert, en arrivant dans le métier, que "c'étaient des poissons qui n'étaient plus du tout utilisés".
Quand Alain Ducasse lui confie les rênes du bouchon parisien "Aux Lyonnais", elle "s'auto-donne la discipline" de cuisiner ces poissons qu'elle chérit tout en refusant de mettre à la carte ceux qui sont menacés, comme l'anguille.
Comme elle, une génération de chefs, mue par une éthique écologiste, s'impose de cuisiner local, bannissant les poissons pêchés à l'autre bout du monde.
Et les poissons d'eau douce réapparaissent sur les tables: le site The Fork y voit une des tendances culinaires de 2025.
- "Potentiel nourricier" -
Un engagement aux allures de parcours du combattant pour trouver des producteurs et se former à de nouvelles techniques de découpe et de désarêtage.
À l'instar des légumes "oubliés" puis retrouvés, cuisiner ces poissons pour maximiser leur goût lie connaissance des écosystèmes et perpétuation de savoir-faire: pas de goût de vase si l'on consomme un silure avant ses trois ans, pêché dans une eau courante.
"Il faut se reconnecter à nos milieux" plaide Marie-Victorine Manoa. "Habiter à côté d'un fleuve, c'est savoir qu'il y a des ressources dedans" sans "prélever bêtement", poursuit celle qui a écrit un livre cette année avec son frère pêcheur, "Eau Douce".
Christophe Hay aussi, a pris ce travail à bras le corps. Depuis quelques années, il forme les chefs de collèges et intervient dans des écoles pour promouvoir ces poissons avec une "grande fierté".
Lui aussi a publié cette année un livre très détaillé, "La Loire, trésors culinaires" où les poissons sont classés par recettes et techniques de désarêtage.
De son côté, Christophe Lavelle, biophysicien et chercheur au CNRS, co-organise le concours "Saveurs durables" et a imposé cette année le thème du silure pour sensibiliser les jeunes professionnels de lycées hôteliers et de CFA.
"On n'a pas choisi la facilité", avoue-t-il, toujours "pas sûr" d'avoir des candidats mais persuadé qu'il faut redécouvrir le "potentiel nourricier" des lacs et rivières, d'ailleurs bien compris par d'autres pays européens: en Pologne, la carpe est un plat de fête.
Signe que les temps changent, en 2024, le concours Olivier Roellinger qui se tient à la prestigieuse école Ferrandi, a été gagné par Augustin Aulanier, qui a conquis le jury avec sa préparation de silure "surprenante et audacieuse".
publié le 12 décembre à 13h43, AFP